HUBERT VINCENT
25/01/2015 – 22/03/2015
Le 25 janvier, un résident remarquable est arrivé à Polenovo : Hubert Vincent, professeur de l’Université de Rouen. Docteur Vincent est spécialiste de l’histoire des idées éducatives. Il conduit des recherches inter-culturelles, a publié un grand nombre d’ouvrages. En résidence à Polenovo, il a pu réfléchir sur la notion du paysage russe de la fin du 19ème siècle et étudié les biographies des peintres russes. Il a également proposé une série de séminaires aux étudiants de l’Université de Toula :
- Le 19 février a eu lieu à l’Université de Toula une conférence ouverte au publique de Hubert Vincent : “Les tendances actuelles de la philosophie moderne française”. Voici un article paru dans le journal universitaire :
- Le 18 mars POLENOVO a accueilli des étudiants francophones de l’Université de Toula – la rencontre avec Hubert Vincent était dédiée à l’art d’écriture et s’est déroulée dans une ambiance très chaleureuse autour d’un thé à la russe.
Vous trouverez plus de photos sur notre page Facebook
Hubert Vincent parle de sa résidence à POLENOVO, filmé par Vitaly Chichenko au musée Vassily Polenov (Russie, région de Toula), 2015 :

Ainsi qu’un journal de bord dont voici quelques extraits :
Ce matin je suis parti me promener… Je suis allé vers l’Oka, la rivière, ou plutôt le fleuve, car sa largeur est au moins de 150 m. Il neigeait très légèrement, le silence s’imposait, mais ce qui évidemment me frappe c’est simplement que l’Oka est gelée. C’est tout blanc. Il n’y a pas seulement un paysage de campagne enneigé, mais, au milieu, large, longue, une rivière gelée, blanche, mais qui ne se confond pas avec le reste…
…Le mouvement du fleuve est stoppé, figé. Je n’ai jamais vu auparavant de fleuve gelé.
Sur les rives, des arbres à la fois puissants et saccagés : les formes en sont étranges et violentées. C’est la trace du flot du fleuve au moment de la débâcle, au moment où le fleuve sort de son lit.
J’ai longé par le bas, le domaine de Polenovo. Large domaine, au contour visible à l’œil, ceint d’un petit mur de pierre. Sur sa partie versante vers la rivière, de nombreuses entrées et sorties carrossables, ainsi que de petits portillons aménagés pour les promeneurs. C’est une maison de villégiature, aménagée pour l’agrément, de l’œil mais aussi des promenades.
Cet aspect redouble une caractéristique de la maison, que Polenov voulut : les différentes pièces, au moins celles du bas et du premier étage, devaient avoir plusieurs portes. Ils n’aimaient pas les pièces d’où l’on ne pouvait sortir que par un seul endroit. Il voulait plusieurs entrées et sorties pour chacune d’elles. De même le muret d’enceinte est-il percé de multiples passages. Image du confort. On n’est ni enfermé, ni complètement ouvert ; le monde n’est pas hostile et si l’on y dessine un lieu, c’est sans s’y enfermer. Le lieu n’est pas magistral. C’est un lieu de bourgeois cultivé, un lieu apaisé et serein. Une grande maison, aux recoins multiples, avec de nombreuses fenêtres et des terrasses. (la maison, et plus généralement le lieu, est une pièce centrale de tout paysage en peinture, et particulièrement pour ce que l’on nomme la paysage russe du 19 ème siècle ; avec les chemins ; avec l’immensité. 3 éléments essentiels…)
…Je partage ce goût pour une maison où l’on peut entrer par différents endroits, autant que sortir. A la fois recueillie et ouverte. Un point de vue, comme on dit et ce que garantit un point de vue, un beau point de vue, c’est que vous êtes à la place où il faut être. Pas la peine de bouger, pas la peine d’aller voir ailleurs. On lève son visage, on retrouve le paysage aimé, et ainsi on est heureux d’être là.
…Polenov s’est installé ici. Il a fait son paysage, il l’a tracé sur cet espace blanc, il l’a construit. Il l’a tracé définitivement (Dogen). Il m’est difficile de ne pas mettre cela en rapport avec le fait qu’à partir des années 90 il commença à moins peindre et me semble-t-il aussi à peindre moins de paysage. Il avait le sien, pourrait-on avancer, trop beau. Et puis bien sûr il devait s’occuper du domaine ; non seulement s’en occuper, mais construire les autres bâtiments auxquels il songeait, en particulier cette cour qu’il fait à côté de sa propre maison : 4 ou 5 bâtiments tout simple, qui font une cour. Et puis encore son atelier ; et puis encore ses engagements dans l’école.
…Tout est fixe ici.
La maison où je suis, nommée « la maison des maîtres », ou des résidents, fait partie de l’ensemble du domaine. Elle est un peu en dehors, approximativement à 500 m, de l’ensemble constitué des bâtiments principaux: la grande maison construite par le peintre, et les quelques demeures d’habitation qui l’entourent, et où vivent aujourd’hui quelques uns de ses descendants qui entretiennent et font vivre le domaine, le musée et les activités diverses qui lui sont liées.
D’un côté il y a un bois, de pins et de sapins mélangés, plus d’autres essences d’arbre, des bouleaux entre autres. De l’autre côté il y a l’ouverture vers la plaine, qui se perd dans les lointains, et avec tout de suite en bas l’Oka gelée.
Mais tout est fixe. Pas de vent depuis que je suis là. Seulement la neige qui tombe très légèrement, qui recouvre tout, et puis les arbres réduits pour le principal à leur tronc. Pour les pins, mais pas pour les hêtres, l’écorce se fait progressivement, en partant du bas ; si bien qu’une couleur rouge apparaît, à partir du premier tiers. Je n’ai jamais vu cela ailleurs. J’imagine que le froid y est pour quelque chose. Les bouleaux ne semblent pas avoir de problème : leur légèreté, leur vigueur plastique, leur écorce beaucoup moins épaisse.
Pas de vent, un peu de neige qui tombe, les lignes enchevêtrées des arbres sur le sol blanc, l’Oka gelée : tout est fixe. Rien ou si peu ne bouge. Et lorsque c’est un oiseau, ou un pic-vert qui cogne à son arbre, c’est parfaitement distinct. Quel plaisir, quelle paix.
…J’aime bien cette fixité aérée ; sans doute que cela me repose. Je ne suis plus, comme dit Montaigne, dans la presse de la foule, dans la presse de la Cour du roi où, on l’imagine, les intrigues, les actions diverses et multiples pouvaient surgir à tout instant. C’est là une première raison, toute négative.
Mais aussi je crois qu’il y en a une autre. C’est que comme on dit, cette fixité m’incite à revenir à moi-même, en moi-même. Mais qu’est-ce donc qui est dit par là ? Revenir à soi-même c’est revenir à ses fins propres et ne plus tant être dans le mouvement, toujours réagissant, plus ou moins vite, plus ou moins bien, aux mouvements des autres, aux commandes des uns et des autres, mais pouvoir stabiliser ses propres fins et, par suite, dire ou faire ce que l’on pense devoir faire, ou pense devoir dire…
…Moi j’aime cette paix et cette fixité que j’ai devant moi, car elle me dit clairement que ce jeu humain n’est nullement le jeu de la nature, qu’il est même son ignorance et sa méconnaissance et quelque chose comme une incroyable forfanterie de l’humain prenant son monde pour le monde, incapable de respecter d’autres rythmes que les siens, et surtout ignorants de ces rythmes. Elle me dit ainsi qu’il n’y a pas que nous et que ce que nous appelons nature se moque de nos affairements.
En regard de la nature cet affairement est ridicule…
…Cette fixité, cette pétrification, je ne puis la détacher de ce qu’elle annonce. Viendra le printemps, viendra le renouveau, c’est certain. Tout est recouvert, la terre se prépare, se repose, se nettoie de ses impuretés. Certitude du renouveau, d’autant plus certaine qu’on l’aura attendu. Il y a de la réjouissance à attendre, il y a de la joie à attendre, une joie tranquille pleine d’espérance. Les Russes, doivent avoir une certaine idée du renouveau. Jours de fêtes, où l’on voit les jeunes pousses.
…Polenov choisit pour son emblème, le motif suivant : un vieux tronc d’arbre coupé, auprès duquel de jeunes rameaux poussent déjà. Il ne me semble pas avoir vu cette image fréquemment en France. Souvent plutôt, pour penser le rapport des générations entre elles, l’image du nain monté sur des épaules de géants. Mais l’image de Polenov dit bien autre chose : des arbres coupés, certes, mais des jeunes repousses qui puisent aux racines et font leur chemin. L’important, pour des arbustes, pour les repousses, est le système de racines. Système souterrain. (Le talent pédagogique de Polenov ; son talent et son goût même. Cette image du chêne coupé au pied duquel de jeunes pousses se développent, – et dans son cas elles auront nom Levitan et quelques autres – est-elle une façon aussi de se désigner lui-même ?…)
…De fait, chaque année, le printemps magnifique revient.
Est-ce là encore une image « russe », si quelque chose de tel a un sens ? Et comment puis-je confirmer ce genre d’intuition ? Comment confirmer que dans la pensée russe, ces images du renouveau portent la pensée ?
…Je suis parti me promener en dehors du domaine. A sa sortie, j’ai pris la route vers la gauche, qui me mène à la petite église visitée l’autre jour avec Sergueï, Ludmila, et Andreï.
Sur la route. Les habituelles frayeurs. Un ou deux camions qui passent dans les traces laissées par les autres véhicules. Je m’écarte. Et s’ils s’arrêtaient ? S’ils me demandaient ce que je fais là ? Deux chiens qui aboient, passent la barrière, et se précipitent vers moi. Les calmer, les tranquilliser. Ce que je fais, sans être sûr de savoir à quel chien j’ai affaire. J’ai dû faire ce qu’il fallait : voilà que devant moi ils se montent l’un l’autre dessus. Cela va.
Je suis toujours embarrassé devant les églises ; je ne sais trop ce qu’il y a à voir. Celle-ci est certes jolie, bien élancée et petite. A l’intérieur des icônes, en bois, en métal, et même en tissu. Le châle de Marie, qui recouvre et protège les hommes.
Mais ces lieux ne me parlent guère, aussi ne puis-je décider s’ils sont beaux ou non, ou si je m’y plais. Des formes comme telles, même gracieuses, ne nous touchent pas. Et il y aurait quelque chose d’absurde à le penser, comme si l’on devait s’intéresser aux seules formes, partout, toujours, indépendamment de la vie locale qu’elles ont.
A un moment, je me souviens avoir vu, dans la maison de Polenov, la photo d’un mariage qui se situait dans cette église. Et je me dis alors que c’est une tout autre et vraie notion de beauté que cette église a pour eux. Elle charrie des souvenirs, elle charrie des moments de fête, elle charrie des moments de douleurs, elle les charrie et les rassemble surtout. Alors oui, je peux bien comprendre ce que pourrait vouloir dire pour eux, aimer cette église. Et sans doute faut-il qu’elle soit belle, et plus exactement que dans sa forme même à la fois elle rassemble et élève ; qu’elle porte autrement dit. Solide et légère.
…Ma première promenade s’est dirigée vers cette église. Sans elle, je n’aurais su où aller. Elle fait site ainsi. Et des sites il n’y en pas énormément. C’est peut-être une première façon de m’y attacher. Et puis il y a un petit cimetière derrière cette église, dominant l’Oka. Des gens, des gens morts, sur la tombe desquels toutefois les habitants de cette région viennent mettre un peu de nourriture et des petits verres de vodka. La relation aux morts, semble être ici un peu vive.
…Ces éléments de paysage me libèrent du goût si français des délimitations et des propriétés. Ici, pas de barbelés, pas plus de haies faites de la même essence d’arbustes, et souvent encore redoublée de grillage. Non ; des champs vastes, et donc abandonnés, des hameaux entourés d’une barrière, mais tout le hameau. Quelques arbres, beaucoup d’arbres même, mais pas alignés, ne faisant pas un mur d’arbustes plein. L’espace ne me semble pas dans son entier quadrillé, de part en part quadrillé. Mais ce qu’il y a plutôt, ce sont de vastes espaces et, comme posées ici et là, quelques délimitations. Cela m’avait déjà frappé au Brésil : de larges espaces informels, dont on ne sait où ils s’arrêtent et commencent, et puis, posés ici ou là, des espaces villageois limités. Le sentiment même d’espace libre, ouvert, n’en est qu’accru : les villages flottent sur quelque chose, la terre, et je crois à nouveau que ce sentiment de flotter légèrement sur une terre vaste, de ne pas être planté, est une part importante du « paysage russe ».
…Ce matin la terre est ronde. Pas un souffle, douceur de la neige, et surtout un ciel homogène, de long en large blanc-gris qui se joint sans discontinuité avec la neige.
Le paysage varie, il n’est pas monotone ; j’apprends à y voir nuances et variations.
De la même façon, la glace, la neige, ne sont pas les mêmes ; selon la température, selon l’histoire (il a fait doux, la neige a fondu, le froid ressaisit l’eau, la glace se forme, la neige vient pas dessus, une fois et c’est différent ; une autre fois, et cela se tasse, etc.).
Les Inuits ont, si je me souviens bien, plusieurs noms pour parler de la neige et de la glace ; ils savent que cela varie, et que ce n’est alors pas la même marche, le même effort, peut être la même activité. Qui sent les variations de l’air et de la couleur ? Les oiseaux, ou d’autre bêtes, sont-ils différents selon ces variations ?
Je pensais voir la débâcle, ce moment où toute la glace fond, du moins je l’espérais. Elle a lieu le plus souvent vers fin mars ou début avril. Serguei me dit au téléphone que c’est très différent : parfois en 3h la glace disparaît, et si tu n‘es pas là à ce moment, tu ne la vois pas ; parfois c’est beaucoup plus long. Parfois le niveau du fleuve monte beaucoup et le spectacle est très violent ; parfois, c’est le contraire, et c’est petit à petit que la neige fond en amont, en sorte que la montée des eaux est mois forte. Il n’y a donc pas « la débâcle », comme spectacle. Mais des variations très différentes.
J’apprendrai par la suite qu’il n’y a pas en effet « la débâcle ». Ce qu’il y a c’est très progressivement, avec parfois de légers retours en arrière, le temps d’une déglaciation progressive. Celle-ci a des signes : la neige sur le sol commence à avoir quelques trouées, sa consistance change et devient moins duveteuse comme on le voit dans « Les freux », qui est un tableau très précis en fait. Petit à petit, les trouées s’élargissent et le marron des feuilles mortes de l’automne antérieur apparaît ainsi que la boue ; se mêlent les couleurs de glace et les couleurs de neige ; il n’y a pas seulement la neige et la glace en belles couches et comme un gros gâteau ; mais des plaques plus « lépreuses » de l’une et de l’autre.
Sur l’Oka, petit à petit encore, d’autres tâches apparaissent : elle n’est plus toute blanche ou toute couleur de ciel lorsque la glace y dominait : des tâches différentes, où pourtant on ne sent pas encore l’eau vive. A ses bords, tout a fondu et l’on voit une eau sale, qui n’est pas vive…
